Rencontre-débat du 4 décembre 2025 avec Fabrice LARAT sur Jacques DELORS et le personnalisme. Une rencontre organisée par 6 associations et 2 revues
Fabrice LARAT, co-directeur avec Michel Mangenot du livre « Jacques Delors, les paradoxes d’un homme d’Etat européen, ed INSP documentation française, 2025 et rédacteur du chapitre consacré aux rapports que Jacques Delors a entretenus avec le personnalisme communautaire inspiré d’Emmanuel Mounier est intervenu le 4 décembre.
Modérateur : Bertrand DU MARAIS – Président des Poissons Roses. Discutants : Anne-Lorraine BUJON – Directrice de la Revue Esprit ; Daniel LENOIR – Président de Démocratie & Spiritualité ; Jérôme VIGNON – Ancien collaborateur de Jacques Delors
A l’occasion du centenaire de la naissance de Jacques Delors et trente ans après son départ de la présidence de la Commission européenne, l’Institut National du Service public (successeur de l’Ena) a soutenu la publication d’un ouvrage collectif à la Documentation française afin d’honorer le parcours et la personnalité atypique de cet homme d’Etat français et européen.
Ce livre collectif, dirigé par Michel Mangenot et Fabrice Larat, s’interroge en cinq parties sur les paradoxes de cet homme non conformiste qui vint du syndicalisme, fut professeur à l’Ena, maire de Clichy-sous-Bois, et député européen, puis occupa des responsabilités majeures comme ministre des Finances sous François Mitterrand puis Président de la Commission européenne durant dix ans. Il évoque le « moment Delors » dans la configuration institutionnelle de l’Union européenne entre 1985 et 1995. L’ouvrage présente ses principaux partenaires, français et étrangers, et s’appuie sur de nombreux témoignages en évoquant ses héritages.
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En introduction, Bertrand du Marais salue cette rencontre organisée sous l’auspice de six associations (les Poissons Roses, Démocratie & Spiritualité, LVN La Vie Nouvelle, Le Pacte Civique, Esprit Civique, l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier) et deux revues, Esprit et France-Forum. Cette première Rencontre-Débat inaugure un cycle de travaux en commun et signifie la volonté partagée de travailler ensemble dans le but de porter une parole forte dans les mois à venir. Tous ces partenaires ont en commun d’avoir été inspirés par le personnalisme d’Emmanuel Mounier et de considérer qu’il est important d’introduire dans le débat public une dimension spirituelle, qu’elle soit religieuse ou laïque.
Fabrice Larat souligne combien le personnalisme communautaire a été une boussole pour Jacques Delors durant tout son parcours. Il souligne l’influence qu’a eue sur lui Denis de Rougemont. Il s’est formé au personnalisme grâce à son engagement avec son épouse dans LVN La Vie Nouvelle et la revue Citoyens60. Le personnalisme a influencé sa vision du monde en lui donnant une éthique (autour des termes Perspective, Méthode et Exigence), un cadre conceptuel et moral, qui expliquent sa ligne personnelle et son comportement tant personnel que collectif. L’idée de « personne » l’a conduit à être très critique vis-à-vis de la montée de l’individualisme et à regretter l’affaiblissement du Spirituel, une des causes de la crise de nos démocraties. Fabrice Larat rappelle son souhait de « donner une âme « à l’Europe et sa volonté constante de dialoguer avec les forces spirituelles afin que l’Europe ne soit pas seulement une œuvre politique et économique. J Delors insistait sur le rôle de la Communauté, sur la Fraternité et la Solidarité. Il gardait aussi un sens profond de l’acceptation du réel et se définissait comme un réaliste sans être pour autant fataliste. Tout ceci s’est traduit dans son souci de planification, dans son attention aux syndicats et aux rapports sociaux.
Jérôme Vignon, qui fut un collaborateur direct de Jacques Delors, souligne trois de ses qualités qui peuvent aussi être mise au compte d’une éthique personnaliste : la vertu, qui se traduisait en courage et en sagesse, la simplicité de vie et de cœur, liée à ses origines modestes et aux drames qu’il avait traversés dans sa vie personnelle, la convivialité illustrée par la fraternité syndicale et son amour des sports populaires. Il indique que le rêve secret de J Delors était que les milieux populaires ne devaient pas être privés d’accéder à un nouveau modèle de société, qui se reflétait déjà dans la « révolution du temps choisi » d’Echanges et Projets. Ces vertus lui ont permis de mettre en œuvre les idées personnalistes en faisant appel, lui qui était un catholique convaincu, à toutes les religions et spiritualités. Cet enracinement personnel catholique lui a permis de défendre un pluralisme personnaliste, de s’opposer au libéralisme économique et de promouvoir l’universalisme européen.
Anne-Lorraine Bujon s’attache à relever les sept textes de Jacques Delors parus dans Esprit. Elle insiste sur le fait qu’il se définissait comme « un ingénieur social », elle souligne son article sur « La Communauté européenne et les choses de l’histoire » à la suite des événements de 2001. Elle s’interroge sur l’image que gardent, d’après elle, les Français d’un « technocrate » ayant donné naissance à l’Europe de Maastricht alors même qu’il avait un profond souci du social. Pour lui, le personnalisme communautaire était une perspective et une méthode. Elle s’interroge également sur son rapport au pouvoir, tant pour lui-même, avec sa renonciation de 1994, que dans sa vision peut-être irénique du monde d’après- 89.
Daniel Lenoir évoque trois rencontres personnelles avec Jacques Delors : Le voyage d’étude de 1986 avec La Vie Nouvelle, l’ENA et Alternatives économiques. Il s’interroge ensuite sur trois points : l’engagement dans sa dimension citoyenne mais aussi professionnelle et d’homme politique ; la construction d’une Europe libérale et le rapport au libéralisme quand on se revendique personnaliste ; l’Europe sociale comme tentative inachevée de compenser les effets indésirables du marché unique. Il souligne quelques paradoxes de sa personnalité : attrait de la tradition démocrate-chrétienne/ versus socialisme ; sa méfiance vis-à-vis de l’engagement politique et sa préférence pour les clubs, réseaux et syndicats ; sa défense loyale de François Mitterrand ; son engagement sans limite, sa volonté d’utiliser le marché pour construire l’Europe sociale.
Fabrice Larat retient également son discernement et sa capacité à s’inscrire dans la durée. Il pense que Jacques Delors avait négligé l’organisation interne de la Commission alors qu’elle était montée en puissance et qu’il avait sous-estimé les effets de la Boîte de Pandore qu’il avait contribué à ouvrir en facilitant la libération des capitaux et en faisant de Bruxelles un centre de pouvoir.
Jérôme Vignon confirme que Jacques Delors souhaitait que le marché soit tissé de social. Pour lui, le dialogue social devait présider aux évolutions économiques. Mais il s’est heurté à des affrontements idéologiques et aux réticences des partenaires sociaux eux-mêmes. Il s’insurge contre le jugement « injuste » qui est parfois porté sur l’action de Jacques Delors en insistant sur le fait que l’Acte unique comme le traité de Maastricht portait sa volonté d’inscrire le social dans le développement de l’Union européenne. D’ailleurs, c’est bien grâce à lui si les questions environnementales ont eu droit de cité. Son projet n’était pas purement marchand comme le prétendent ses détracteurs. Il rappelle enfin la lucidité de Jacques Delors pour lequel les Européens seraient amenés à choisir entre la survie et le déclin et qu’ils auraient besoin de conjuguer la puissance et la conscience.
Du débat qui suit, il ressort que, s’il convient aujourd’hui de s’inspirer du personnalisme communautaire de Mounier, de s’y abreuver comme à une source, il est toutefois nécessaire de l’actualiser. Telle est sans doute aujourd’hui notre tâche
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