Fiche de lecture : La révolution des Hobbits -pourquoi ils vont conquérir le monde- de Philippe de Roux Ed L’Escargot- 2020
Fiche rédigée par Patrice Obert
En lisant ce livre, j’ai compris pourquoi Tolkien avait écrit Le seigneur des Anneaux. Pour permettre à Philippe de Roux de nous expliquer notre société et nous donner les leviers qui permettront de renverser ce « libéralisme total » qui nous écrase.
En 75 pages ciselées, rapides, légères, drôles et incisives, Philippe de Roux nous offre un bijou d’intelligence et de sens. Le livre s’organise en 6 chapitres, qui nouent avec une grande dextérité le monde du Mordor et ses personnages truculents à notre société.
Après avoir décrit le Mordor dans l’introduction, P de Roux enclenche l’analyse de notre monde sans jamais cesser les va et vient entre aujourd’hui et l’œuvre de Tolkien. Dès le premier chapitre, il met son expérience professionnelle dans l’ONG Eau et vie et sa connaissance des bidonvilles du tiers-monde au service de son diagnostic. Si les humains ont à ce point dégradé la planète, rien ne les empêche de la restaurer ? Ce sera la tâche des Hobbits.
Pour cela, il leur faut bien connaître la carte (chapitre 2). Ce qui caractérise notre temps, c’est l’essor de l’urbanisation et la progression de la pauvreté dans les métropoles tentaculaires, c’est la bétonisation, la croissance des flux commerciaux et des migrations, celles des riches et celles des pauvres. Avec un constat lucide (p34) : notre humanité est elle-même menacée si l’américanisation du monde se poursuit.
Dans le chapitre 3 (Le prix à payer), P de Roux met l’accent sur le sentiment d’impuissance que chacun de nous ressent devant une finance devenue folle et qui s’entretient elle-même, loin des besoins réels. L’auteur s’appuie sur plusieurs économistes, bien connus des Poissons roses, Christophe Jadeau, Bruno Roche, Pierre-Yves Gomez. La figure de Sméagol s’impose, chantant de sa voix cassée « Mon précieux, Mon précieux ». P de Roux met en lumière les deux moteurs de ce mouvement, amorcé au XVIème siècle avec la suppression des « enclosures » en Angleterre (p36) : ce sont la surconsommation de masse et « la primauté du contrat sur la vie réelle » (p43). Cette notion est tout à fait intéressante et rarement signalée. Le prix à payer, finalement, c’est ce qui nous est vendu comme la « nécessaire adaptation », autrement dit le « langage des élites dominantes » qui ont abandonné la vertu pour se chausser de la force. « La force au fond, c‘est chic, c’est performant, c’est moderne » (p45).
Encore faut-il avoir conscience de la Toile (chapitre 4) qui nous enserre. Cette Toile nous maintient « prisonniers d’un système qui nous dévore » (p46) et aboutit à « l’atomisation des liens » (p45). Nous en sommes victimes dans notre vie courante à travers les objets que nous achetons, les aliments que nous mangeons, les vêtements qui nous habillent (p46). On lira avec effarement les impacts sur la pollution des cours d’eau au Bangladesh de la politique des grandes enseignes afin de faire tourner les collections de mode tous les deux mois (p46 et 47). Et que dire de nos objets familiers comme les smartphones !
A ce stade, le texte bascule. Sam délivre Frodon de la toile de l’araignée géante (p49). « Le salut, c’est les autres ». P de Roux nous livre alors le message clé de son livre (p49). « La prise de conscience que la lucidité sera partagée et qu’ensemble, en renouant les liens de l’intelligence collective et gratuite, nous trouverons les solutions, est libératrice » (p49/50). Légèrement, il évoque quelques pistes : l’économie de la réciprocité, le rééquilibre de la rémunération de la chaine de valeurs. Nous voudrions en savoir plus ? Allons consulter le projet politique « d’un mouvement citoyen prometteur : Refondation » (p 52, dont P de Roux est le porte-parole, comme l’indique la 4ème de couverture).
Pour aller où ? vers quoi ? Finalement, nous questionne l’auteur : Qu’est-ce qu’une bonne vie ? Une manière nouvelle d’être à son corps, aux autres, au monde (p53). Petit détour par la Comté des Hobbits, sorte de village bucolique où il fait bon vivre, marqué, comme le souligne John Milbank (un théologien et homme politique anglais, actif dans le Blue Labour) par la réciprocité, le don, la gratitude et le contre-don, bref, ce qui nourrit notre vie quotidienne et renvoie à cette banalité du Bien, défendue par Jean-Claude Michéa. Dans ce monde simple, « enraciné dans une terre, une famille, une histoire » (p57) l’entraide est décisive (p56), personne n’est obnubilé par la recherche du pouvoir. Alors, «Hobbits de tous les pays, unissez-vous ! » conclut P de Roux à la fin du chapitre 5.
Qui va la faire, cette « Révolution » (titre du dernier chapitre, le 6 ème) ? Tous ceux qui vont devenir Hobbits, comme Aragorn, fils d’Arathorn et qui ont décidé de « reprendre les commandes de leur vie commune (p66). Ceux qui ont manifesté sur les ronds-points redécouvrant la fraternité (p50), ceux qui ont pris part le 17 novembre 2012 à la première « Manif pour Tous », ceux qui se sont lancés le 17 novembre 2018 dans le mouvement des Gilets Jaunes, les « Hobbits intellos » comme les « Hobbits populos » (p69), tous ces « petites gens » qui ensemble seront capables de mener une « révolution non violente, populaire et majoritaire » (p73) afin de faire advenir, non un « vivre ensemble vide et creux » , mais un « vivre pour les autres » (p73), puisque nous sommes , au-delà de nos corps individuels, un corps social qui va se débarrasser légalement du « libéralisme total » que nous imposent des « élites en sécession, ayant renoncé à leurs devoirs »(p65) .
La marche sera longue, nous prévient P de Roux. Sans doute y aura-t-il des sacrifices librement consentis, des souffrances. Mais rien ne pourra arrêter les Hobbits, comme en 1789 à Paris, ou en 1989 à Berlin. Il suffit de commencer à s’organiser et à convaincre.
Observation : Qui n’a pas de sympathie pour les hobbits ? Ces êtres simples et fragiles qui vont sauver le monde en jetant l’Anneau du Pouvoir dans les laves de la Montagne de Destin. Ces hommes et ces femmes d’aujourd’hui qui ne comprennent plus rien à un monde libéral qui les détruit. Philippe de Roux dessine un chemin de salut, non violent et populaire, qui repose sur la prise de conscience de chacun. Cette foule, qui peut s’organiser et prendre conscience qu’elle est majoritaire, saura, un jour, prendre le pouvoir et rétablir une vie meilleure, celle de la Comté.
Philippe de Roux convoque implicitement en dernière page la mouvance personnaliste (on n’a pas oublié qu’il est le fondateur en 2010 des Poissons Roses) et l’encyclique Laudato Si du pape François en rappelant que « tout est lié ».
Philippe de Roux est bien conscient des deux ravins qui bordent son chemin. Le premier est de se projeter dans une vision d’un passé fantasmé. Il l’indique lui-même page 58. Il s’en défend en indiquant qu’il est urgent « de ralentir, de reprendre le contrôle de sa vie, de ne pas se laisser soumettre par l’univers technique ». Mais le danger existe dans la description de cette Comté idyllique. Le second ravin est de participer au mouvement général contre les élites et de prendre le train de la grande vague protestataire et populiste qui déferle partout dans le monde. Là aussi, il s’en défend en associant dans une même prise de conscience les Hobbits intello et les Hobbits populos. Face à l’ampleur des trois crises qu’il identifie « celle de l’économie de la concentration financière et du chômage sans fin, celle de l’écologie et de la destruction du vivant, celle de nos corps perçus… par l’idéologie technicienne comme des amas de cellules… » (p67), y-a-t-il une autre voie que cette résistance massive fondée sur la prise de conscience d’un désastre annoncé ? Finalement, le livre de Philippe de Roux a un grand, un magnifique mérite. Il s’adresse à chacun de nous et nous demande, droit dans les yeux, « veux-tu être un Hobbit ? »
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