Gaël Giraud et la pandémie
Nous relayons cet article que nous voulons partager avec vous et qui nous conduit à changer de modèle social, économique et spirituel. Oui, nous devons nous résoudre à notre finitude?
Source : L’Obs du 26 mars 2020
Gaël Giraud : « Avec cette pandémie, la fragilité de notre système nous explose à la figure »
Pour l’économiste, les marchés n’ont rien vu venir alors que « la pandémie était parfaitement prévisible ». Il faut absolument en profiter pour « reconstruire le service public ».
L’OBS. Cette crise est-elle comparable à des chocs économiques antérieurs ?
Gaël Giraud. Non, elle est unique. Contrairement au krach boursier de 1929 et à la crise des subprimes de 2008, elle touche d’abord et en son cœur l’économie réelle. L’appareil productif est mis à l’arrêt, les chaînes de valeurs mondiales ralentissent ou sont interrompues, le travail est « en grève » involontaire. Ce n’est pas seulement une crise keynésienne d’insuffisance de la demande, c’est aussi une crise d’offre. La pandémie marque l’entrée dans une époque nouvelle, traversée de risques liés au réchauffement climatique et amplifiés par un capitalisme financiarisé qui nous rend extrêmement vulnérables à la finitude du monde.
De quelles vulnérabilités parlez-vous ?
Tout le monde ne peut pas travailler depuis chez soi. Or nous avons collectivement construit un système dans lequel certains aliments, par exemple, font deux fois le tour de la planète avant d’arriver dans notre assiette. Pour maximiser le profit à court terme, nous avons bâti des chaînes d’approvisionnement à flux tendus selon le principe du « juste-à-temps ». Ces flux sont extrêmement fragiles car il suffit que, le long de la chaîne, une seule société soit à l’arrêt parce que ses salariés sont malades ou refusent de risquer leur vie au travail, pour que la chaîne s’interrompe. Certaines métropoles pourraient en faire la cruelle expérience dans les jours ou les semaines qui viennent avec l’approvisionnement alimentaire.
Un système dans lequel la volatilité des marchés financiers est extrême parce qu’en dépit des avertissements répétés depuis plus de dix ans, nous n’avons mis aucun frein sérieux aux bulles et aux paniques boursières. Dans lequel, pour suivre des dogmes néolibéraux sans fondement scientifique, nous avons sous-doté l’hôpital et privatisé des services publics. Tout cela, nous le savons depuis des années. Aujourd’hui, cette fragilité nous explose à la figure.
Une pandémie prévisible
Dans l’immédiat, y a-t-il une menace sur les approvisionnements alimentaires ?
Je ne le souhaite évidemment pas. Le maire de New York a néanmoins prévenu qu’il pourrait y avoir un rationnement alimentaire. Rien ne prouve que nos chaînes d’approvisionnement pourront tenir une quarantaine prolongée. Nous allons gagner la guerre contre ce virus, c’est certain. Mais dans combien de temps ? Là est la question. Il faut souhaiter que la diffusion des antiviraux (chloroquine ou autre) permette de soulager les hôpitaux suffisamment vite pour que la quarantaine soit la plus brève possible. Si l’interruption de certaines parties de la chaîne alimentaire devait survenir, à titre personnel, je préférerai jeûner (autant que possible) plutôt que de contraindre des salariés à risquer leur vie pour me fournir à manger tous les jours.
Cette pandémie intervient dans une économie mondialisée et financiarisée. Que révèle-t-elle de cette financiarisation ?
Les marchés financiers, sur lesquels nous tentons de faire reposer notre prospérité depuis plusieurs décennies, n’ont aucunement vu venir la pandémie. Pourtant, celle-ci n’est nullement un cygne noir, elle était parfaitement prévisible : l’OMS avait prévenu que les marchés d’animaux sauvages en Chine présentaient des risques épidémiologiques majeurs. Allons-nous continuer d’entretenir la fiction que les marchés financiers sont la boussole suprême de nos sociétés ?
En outre, depuis trente ans, la globalisation marchande s’est construite sur l’abondance des énergies fossiles, et en particulier du pétrole. Ces énergies réchauffent massivement la planète. Elles ont aussi permis d’étendre les chaînes de production, de rendre négligeable le prix du transport, de délocaliser dans des pays à bas coût, la Chine en premier lieu. Le pétrole est l’ingrédient essentiel grâce auquel Covid-19 s’est transporté en trois mois de Chine en Europe là où le Sras de 2002 avait mis un an. Aujourd’hui, la mise à l’arrêt de l’économie réelle fait chuter le cours de l’or noir. Cette chute a non seulement des effets sur les compagnies pétrolières, mais aussi sur le secteur financier. Énormément d’actifs financiers sont appuyés sur les énergies fossiles.
La fin de la globalisation marchande va sans doute provoquer une réduction massive de l’usage du pétrole pour le transport de marchandises et donc un effondrement de la valeur de certains de ces actifs. Cela ajoute à la panique d’institutions financières assises sur des montagnes de dettes privées (et non publiques) qui ne peuvent être remboursées qu’au prix d’une poursuite de la croissance du PIB. Or, 2020 sera sans doute une année de récession pour la plupart des pays. Beaucoup d’investisseurs ont compris qu’ils risquaient de devenir rapidement insolvables.
A quoi faut-il s’attendre ?
A un krach plus important que celui de 2008, sauf si les Etats réagissent fortement et très vite pour éviter les faillites en chaîne dans l’économie réelle. L’administration Trump a déjà annoncé un effort de près de 1 000 milliards de dollars pour les ménages et les entreprises. La BCE a annoncé un plan de 750 milliards de rachats de dettes. Ce sont les bons ordres de grandeur, mais tout dépendra de la façon dont est utilisé cet argent. Il faut le flécher massivement vers les PME et les ménages. Faire du « quantitative easing for people », ce que nous aurions dû faire déjà en 2009. Sinon, ces sommes, une fois de plus, serviront uniquement à sauver les banques.
Les pays qui oseront dépenser massivement pour leur économie réelle s’en sortiront mieux. Nous sommes « en guerre » ? Alors, il faut comprendre l’étendue des déficits publics auxquels nous devons consentir : le déficit public des Etats-Unis, rapporté au PIB fut de 12 % en 1942, 26 % en 1943, 21 % en 1944, 20 % en 1945. Pour ceux qui resteront attachés au dogme de l’austérité budgétaire (qui n’a pas de fondement économique), la récession qu’ils vont connaître risque de faire passer celle qui a suivi 2008 pour une promenade de santé
Une occasion de reconstruire le service public
Il est question d’État-providence, de nationalisation, de relance budgétaire… Cette crise fait-elle sauter les dogmes économiques ?
En effet. Je me réjouis que le président dise désormais en conseil des ministres qu’il n’y a plus de limites à l’endettement public. Espérons que cette crise soit l’occasion de dégonfler nos mythologies économiques : à très court terme, que l’Etat finance d’urgence l’hôpital public pour sauver des vies tant qu’il est encore temps, acheter des ventilateurs, du matériel de réanimation et consente de nouveau à réguler le système des prix (au moins à court terme) pour éviter une inflation des produits de première nécessité et le comportement prédateur de quelques irresponsables.
Puis, cette crise devra être une opportunité pour reconstruire notre service public en voie de démantèlement depuis trente ans. L’occasion d’abandonner le libre-échange pour la relocalisation des processus de production, la réindustrialisation de la France et un protectionnisme écologique, social et sanitaire raisonné. L’occasion de cesser de courir après cette chimère qu’est la concurrence pure et parfaite au nom de laquelle la Commission Européenne interdit depuis des décennies de soutenir des secteurs industriels et commerciaux spécifiques. L’occasion, surtout, d’arrêter de tout subordonner à la lutte contre le déficit public. Cette obsession repose sur une fausse analogie entre la gestion de « bon père de famille » et la gestion macroéconomique. Combien de morts faudra-t-il dans nos services d’urgence pour le comprendre ?
Cette pandémie rend-elle pensable la démondialisation ou le protectionnisme ?
Elle nous contraint à comprendre qu’il n’y a pas de capitalisme viable sans un service public fort et à repenser de fond en comble notre manière de produire et de consommer. Cette pandémie ne sera pas la dernière : le réchauffement climatique promet la multiplication des pandémies tropicales. En 2016, la Banque Mondiale estimait, par exemple, que la seule résistance aux antimicrobiens pourrait provoquer une perte de 3 % du PIB mondial en 2050. La déforestation, tout comme les marchés d’animaux sauvages à Wuhan, nous met au contact d’animaux dont les virus nous sont inconnus. Le dégel du pergélisol menace de diffuser des épidémies dangereuses : la grippe espagnole de 1918, l’anthrax… Les élevages intensifs, d’animaux stressés et homogènes, facilitent aussi la propagation des épidémies.
A brève échéance, il va falloir nationaliser des entreprises non viables et, peut-être certaines banques. Mais, très vite, nous devrons tirer les leçons de ce printemps : relocaliser la production, réguler la sphère financière, repenser les normes comptables pour valoriser la résilience de nos systèmes productifs, instaurer une taxe carbone et sanitaire aux frontières, lancer un plan de relance français et européen pour la réindustrialisation écologique, la rénovation thermique et la conversion massive vers les énergies renouvelables…
La pandémie nous invite à transformer radicalement notre mode de socialisation. Aujourd’hui, le capitalisme connaît le coût de toute chose, mais la valeur de rien, pour reprendre la formule d’Oscar Wilde. Il nous faut comprendre que la véritable source de la valeur, ce sont nos relations humaines et avec notre environnement. A vouloir les privatiser, nous les détruisons et nous mettons à terre nos sociétés tout en supprimant des vies. Nous ne sommes pas des monades isolées, reliées entre elles uniquement par un système de prix abstrait, mais des êtres de chair en interdépendance avec d’autres et avec un territoire. Voilà ce que nous avons à réapprendre.
La santé de chacun concerne tous les autres. Même pour les privilégiés, la privatisation des systèmes de santé est irrationnelle : ils ne peuvent se séparer totalement des plus modestes, ne fût-ce que pour se faire livrer à manger. La maladie les rattrapera donc toujours. La santé est un bien commun mondial et doit être gérée comme telle.
C’est-à-dire ?
Les communs, remis à l’honneur notamment par l’économiste américaine Elinor Ostrom, ouvrent un espace tiers entre le marché et l’Etat, entre le privé et le public. Ils peuvent nous guider vers un monde plus résilient, à même d’encaisser des chocs comme cette pandémie.
La santé, par exemple, doit être traitée comme l’affaire de tous, avec des niveaux d’intervention stratifiés et articulés. Au niveau local, des communautés peuvent s’organiser pour réagir rapidement, en circonscrivant les clusters comme cela semble avoir été fait avec succès dans le Morbihan contre Covid-19 et, à l’inverse, comme cela n’a pas été fait en Lombardie. Au niveau étatique, il faut un service hospitalier public puissant. Au niveau international, il faut que les préconisations de l’OMS deviennent contraignantes. Rares sont les pays qui ont suivi les recommandations de l’OMS avant et pendant la crise. Nous écoutons plus volontiers les « conseils » du FMI… Le drame actuel montre que nous avons tort.
Ces derniers jours, nous avons vu des communs se constituer : des scientifiques qui, en dehors de tout cadre public ou privé, se sont spontanément coordonnés via l’initiative Opencovid19 pour mutualiser l’information sur les bonnes pratiques de dépistage du virus. La santé n’est qu’un exemple : l’environnement, l’éducation, la culture, la biodiversité sont des communs mondiaux. Il faut inventer des institutions qui permettent de les honorer, de reconnaître nos interdépendances et de rendre nos sociétés résilientes. Certaines existent déjà : Drugs for Neglected Disease Initiative (DNDi) est un magnifique exemple, créé par des médecins français il y a quinze ans, de réseau collaboratif tiers, où coopèrent le privé, le public et les ONG qui réussit à faire ce que ni le secteur pharmaceutique privé, ni les Etats, ni la société civile n’arrivent à faire seuls.
Bienvenue dans le monde fini
Emmanuel Macron semble vous suivre. Il a parlé de « biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Qu’en pensez-vous ?
Le lexique des communs est présent dans les discours du président de la République depuis sa première allocution à l’Assemblée générale des Nations Unies du 25 septembre 2018. Les actes doivent accompagner la parole. Ensuite, « hors marché » ne signifie pas nécessairement « étatisé ». C’est tout l’intérêt d’inventer des règles de mise en commun (des risques, de la protection) que d’éviter une dichotomie simpliste.
Au niveau individuel, nous découvrons la peur de la pénurie. Comment cela modifie-t-il nos imaginaires économiques ?
Peut-être y-a-t-il un aspect positif dans cette crise ? Elle nous délivre du narcissisme consumériste, du « je veux tout, tout de suite ». Elle nous ramène à l’essentiel, à ce qui compte « vraiment » : la qualité des relations humaines, la solidarité. Elle nous rappelle, aussi, à quel point la nature est importante à notre santé mentale et physique. Ceux qui vivent confinés dans un 15 m2 à Paris ou à Milan le savent déjà… Le rationnement qui s’installe sur certains produits nous rappelle la finitude des ressources. Bienvenue dans le monde fini ! Pendant des années, les milliards dépensés en marketing nous ont fait confondre la planète avec un supermarché géant où tout serait indéfiniment à notre disposition. Nous faisons brutalement l’expérience du manque. Il y aura, je l’espère, un avant et un après. Comme un sevrage brutal, une cure de désintoxication. C’est très dur pour certains. Mais cela peut être salvateur.
Sommes-nous en train d’apprendre la décroissance ?
Je pense qu’un certain romantisme « collapsologique » va être vite tempéré par la vision de ce que signifie, dans la configuration actuelle, l’arrêt brutal de l’économie : le chômage, la ruine, les vies brisées, les morts, la souffrance au quotidien de ceux chez qui le virus laissera des traces à vie. Dans le sillage de l’encyclique Laudato si du Pape François, je préfère espérer que cette pandémie sera l’occasion de réorienter nos vies et nos institutions vers une sobriété heureuse et le respect de la finitude.
Le moment est décisif : on peut craindre ce que Naomi Klein a baptisé la « stratégie du choc ». Il ne faut pas que, sous prétexte de soutenir les entreprises, certains gouvernements affaiblissent encore davantage le droit du travail. Ou qu’ils en profitent pour resserrer encore la surveillance policière des populations. Ou que le commerce en ligne finisse de tuer les magasins de proximité. Encore moins que les achats d’armes par certains gouvernements servent à contraindre les salariés modestes à risquer leur vie pour ne pas interrompre les chaînes d’approvisionnement des plus privilégiés.
Basculement géopolitique
Cette pandémie est-elle liée au réchauffement climatique ?
La destruction écologique à laquelle se livre notre économie extractiviste depuis plus d’un siècle partage avec cette pandémie une racine commune : nous sommes devenus l’espèce dominante de l’ensemble du vivant sur Terre. Nous sommes donc capables de briser les chaînes trophiques de tous les autres animaux (et c’est bien ce que nous faisons, des poissons jusqu’aux oiseaux) mais nous sommes aussi le meilleur véhicule pour les pathogènes. En termes d’évolution biologique, il est beaucoup plus « efficace » pour un virus de parasiter l’humain que le renne arctique, déjà en voie de disparition à cause du réchauffement. Et ce sera de plus en plus le cas à mesure que les dérèglements écologiques vont décimer les autres espèces vivantes.
Bascule-t-on dans un monde géopolitique nouveau ?
Il y a de nombreuses inconnues : que se passe-t-il en Russie et en Inde ? Dans des pays des Suds – où l’on ne sait pas, à ce stade, si la maladie est freinée par la chaleur –, la grande jeunesse de la population pourrait fournir une très bonne barrière immunologique. Mais la déficience, quand ce n’est pas l’absence complète, de suivi sanitaire, d’infrastructure hospitalière et d’appareil statistique ne permet pas de comprendre, à ce jour, à quelle vitesse la pandémie se répand.
Ce que l’on peut dire, c’est que le coronavirus exacerbe le bras de fer entre la Chine et les Etats-Unis. La propagande chinoise s’efforce d’instaurer l’idée que le pays a su stopper la pandémie et semble vouloir faire bénéficier le reste du monde de son expérience. Pékin a surtout à se faire pardonner d’être à l’origine du problème : les services publics chinois ont dissimulé l’épidémie pendant plus d’un mois avant de prendre la mesure de sa gravité. Reste que cette pandémie peut devenir pour la Chine ce que fut la Seconde Guerre mondiale pour les Américains : le moment d’un basculement géopolitique et d’une prise de leadership mondial. Surtout si l’économie des Etats-Unis devait connaître une très dure récession.
Dans les pays occidentaux, on entend d’ailleurs une petite rengaine valorisant l’autoritarisme chinois. « Et si nos démocraties étaient mal armées ? Trop lentes ? Engluées dans les libertés individuelles ? » Cette antienne se fredonnait déjà avant la pandémie et me semble très dangereuse. La Chine est un pays totalitaire. La pandémie a-t-elle atteint le Xinjiang ? Sur le million de Ouïgours qui y vivent en camp de « rééducation », combien ont été touchés ? Combien survivront à la prochaine pandémie ?
Certains se demandent si, pour conserver leurs privilèges, ce ne serait pas le moment de basculer du laisser-faire vers l’autoritarisme (néolibéral). Ce serait suicidaire. Comme l’écrivait déjà La Fontaine à propos de la peste : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Sacrifier l’âne innocent ne sert à rien et relève d’un paganisme médiéval. Il faut éviter la peste, c’est la seule attitude rationnelle pour tout le monde.
Gaël Giraud, bio express
Né en 1970, Gaël Giraud est économiste spécialisé en économie mathématique, ancien chef économiste de l’Agence Française de Développement, professeur à l’École nationale des Ponts et chaussées et directeur de recherche au CNRS. Il a notamment publié « Illusion financière » (Editions de l’atelier, 2014). Il est aussi prêtre jésuite.
Par Rémi Noyon
Publié le 20 mars 2020 à 12h00 Mis à jour le 21 mars 2020 à 18h13
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