Emmanuel Mounier, plus actuel que jamais

Un article intéressant en cette période.

Jacques Le Goff Professeur émérite des universités, président de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier (1)

Le regretté Michel Serres comparait la crise actuelle à « une faille géante au niveau des plaques basses qui se meuvent lentement et cassent tout à coup  dans les abysses tectoniques invisibles ». Ce serait, disait-il, une erreur d’en localiser l’épicentre en surface, dans le « visible » financier et économique. Il se situe bien plus profond, dans les valeurs d’orientation de la vie collective et dans l’erreur de « croire qu’une société ne vit que de pain et de jeux, d’économie et de spectacle, de pouvoir d’achat et de médias ». Une option aussi indigente expose

fatalement à l’embardée majeure et à la déroute lorsque survient une crise de l’ampleur du coronavirus.

C’était déjà la conviction d’Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, prématurément disparu à 45 ans, il y a soixante-dix ans, le 22 mars 1950. Face à la crise de 1929, son analyse spectrale du désordre économique l’amenait à la conclusion d’une causalité d’ordre « spirituel » tenant aux choix anthropologiques  à la base de la vie collective. Il répondait ainsi à une interrogation devenue la   nôtre aujourd’hui : quel type d’existence individuelle et collective voulons-nous qui ne se réduise pas à la poursuite d’un « bonheur » identifié à la maximisation du plaisir, de la puissance, de l’argent, du corps ou du confort ? D’où vient que les conditions d’accès au bien-être se soient retournées en fins tyranniques ? On s’avise, comme il y insistait, que « le bonheur ne suffit pas pour être heureux ».

Un discours de « belle âme » dira-t-on, à grande distance du sort de ceux qui se débattent avec les rigueurs de l’existence ! Pas du tout. « Ne méprisent généralement l’économique que ceux qu’a cessé de harceler la névrose du pain quotidien », rappelle Emmanuel Mounier. Mais il ajoutait aussitôt : « Il n’en résulte pas que les valeurs économiques soient supérieures aux autres : le primat de l’économique est un désordre historique dont il faut sortir. »

Le « désordre établi » résulte, à ses yeux, d’une erreur initiale sur l’homme, d’une terrible subversion dont il repère trois manifestations pathologiques.

  1. L’autisme du marché qui, sous couvert de pseudo-neutralité morale, s’est érigé en timonier de la société par usurpation des fonctions de gouvernance. S’il lui revenait de contribuer à l’ajustement des flux, pourquoi donc ce moteur par    nature aveugle a-t-il usurpé la conduite des affaires humaines, sinon par l’abdication du politique au niveau national et international et par la démission de  la société ? Devenue bateau ivre, il ne faut pas s’étonner que « l’économie capitaliste tende à s’organiser tout entière, en dehors de la personne, sur une fin quantitative, impersonnelle et exclusive ».

Privé d’une direction raisonnée et de refroidissement par le social, l’écologique, le culturel, l’éthique, c’est tout naturellement que ce moteur en est venu à s’ériger    en instance suprême de sens au prix d’un non-sens ravageur hypothéquant désormais l’avenir même de la planète. « L’homme contemporain se croit

absurde. Il n’est peut-être qu’insensé. »

  • Rien de plus révélateur du dérèglement que la tendance si générale à évacuer toute interrogation sur ce que Mounier nommait l’« ordre des besoins », sur le contenu de la richesse. Quels sont les besoins humains dont la satisfaction contribue à la réalisation de notre « vocation »dans une perspective d’accomplissement ?

Drôle de question, dira-t-on ! En démocratie, ne revient-il pas à chacun de savoir où est son « bonheur » ? Et de quel droit une société s’attribuerait-elle compétence en un domaine qui relève de la libre disposition de chaque citoyen ?

Mais il ne s’agit pas de cela. Le souci de Mounier, comme plus tard ceux d’Illich,  de Baudrillard, de Foucault ou de Rabhi, visait à briser la torpeur quiète qui nous fait prendre pour choix « libre » ce qui n’est, en réalité, qu’une normalité imposée par une mécanique folle jouant sur le double registre de la séduction et de la culpabilité. Et cela au prix d’une course échevelée à des satisfactions toujours   plus factices, et au prix de l’oubli des besoins hors marché, hors rapports monétaires : l’attention, la disponibilité, la qualité des relations interindividuelles et sociales, la présence et l’engagement dans la cité, autant de valeurs échappant à l’ordre du quantifiable et touchant à l’essentiel.

La force de la réflexion du fondateur d’Esprit tient à sa capacité d’ébranlement et de dégrisement, pour s’arracher au rêve éveillé générateur d’inquiétude, de tension stérile, d’indisponibilité à autrui comme à soi-même, bref à l’aliénation, pour reprendre pied sur le granit de l’indispensable, sur le noyau dur de la personne où le « spirituel » véritable « infrastructure », dit-il, a son lieu. Sans point de vue extérieur au système, rien n’est possible.

  • C’est aussi la condition de libération vis-à-vis du travail. D’où vient en effet le maintien de son emprise anormalement intense sur la société sinon, pour une  part essentielle, de la spirale ascendante des besoins et désirs infinis ? « Travailler plus pour gagner plus » en est la maxime. Mais à quoi bon lorsque le niveau de vie atteint est satisfaisant ? « À quoi ça sert ? » disait Ellul. C’est tout le problème non de la frugalité mais de la modération des désirs matériels au-delà d’un certain seuil. Mounier indiquait la direction. « Régler la consommation sur une éthique des besoins humains replacée dans la perspective totale de la

personne. »

Ces propos datent de 1936. Leur pertinence n’a probablement jamais été aussi forte. Et, par son potentiel d’ébranlement intellectuel et sans doute spirituel, la crise sanitaire que nous traversons pourrait en amplifier l’urgence.

(1) www.emmanuel-mounier.org

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