Un moment de vérité Livre de Véronique MARGRON

Extraits du livre de 

VERONIQUE MARGRON

Un moment de vérité 

Albin Michel 2019

Le livre s’organise ainsi :

première partie  Faire face

1     pourquoi je me décide à écrire

2     la maladie du secret

3     la forfaiture

4     nommer nos maux

deuxième partie  Vers un renouveau spirituel

1     Eglise et sexualité

2     agir face au crime

3     les douze travaux de l’Eglise

Ces extraits se rapportent à ce dernier chapitre

Dans la tempête d’un pareil séisme, nul ne sait comment l’Eglise se relèvera.

Ce qui est certain c’est que cela nécessitera un effort colossal pour profondément changer ses moeurs et interroger toute une partie de son corpus. Ce n’est plus l’heure de prétendre « faire la morale » à quiconque, mais …. de revenir à des pratiques plus évangéliques, plus modestes sans aucun doute mais aussi plus proches de la réalité des personnes, de leurs souffrances et de leurs attentes. L’heure est favorable pour aller vers un christianisme avant tout de l’art de vivre, du « style », comme dit le théologien Christophe Théobald. Le style avant le code et les normes. Un style qui offre le goût de vivre à tous, prend soin et honore les plus fragiles.

Se relever, c’est mener nombre de chantiers en même temps. Car ils sont tous prioritaires à mes yeux. J’en ai choisi douze, à l’image des douze travaux d’Hercule ! Mais c’est encore plus difficile que pour le héros de la mythologie, car l’Eglise, elle, ne peut les affronter l’un après l’autre.

1        Mettre les victimes au centre

….un authentique changement s’est effectué et désormais un travail est entrepris en coopération avec les victimes. Mais rien n’est encore acquis et le chemin sera long…dans ces drames, ce sont bien les victimes qui incarnent le Christ crucifié et bafoué….

L’agression sexuelle n’est pas un délit contre le voeu de continence et de chasteté, comme on le trouve dans les manuels de théologie morale jusque dans les années 1990, ou dans le code de droit canonique….il ne s’agit pas d’un « manquement », mais d’une agression, d’un crime sur mineur.

Seule  la parole, claire et forte, des victimes fait entendre cette vérité…

2        Désacraliser la figure du prêtre

La crise frappe au lieu même où l’Eglise s’est constituée : elle qui s’est fondée dans un écart avec la logique juive héréditaire, sur la liberté du peuple de dire oui ou non au Dieu de l’Alliance, se trouve aujourd’hui mise en cause par cette même autonomie. Elle a voulu tenir en même temps une liberté spirituelle et un ordre disciplinaire. Mais ce dernier n’est plus audible comme tel, au nom de cette « révolution de l’individu ». Cela est d’autant plus violent qu’elle est atteinte  au creux de la mission que s’est assignée l’Eglise depuis le XIXème siècle, à partir du moment spécialement où son pouvoir « théologico-politique »a fondu comme neige au soleil. Toute son énergie en effet est alors de « renforcer son emprise en direction de la sphère privée ». Contrôler la sexualité est son angoisse autant que son obsession. La cellule familiale devient « cellule d’Eglise ».

Deux axes, souligne Danièle Hervieu-Léger, vont traduire cette volonté de pouvoir, «le contrôle du corps des femmes d’une part, et la magnification de la figure du prêtre comme homme du sacré d’autre part»…..l’idéal-type est désormais la «Sainte Famille». Surveiller les femmes car ce sont elles qui pratiquent, qui se confessent, et qui engendrent, y compris des futurs prêtres de l’Eglise.

…années 1960 et 1970, effondrement du modèle patriarcal au profit d’une « famille relationnelle »…….c’est alors la famille qui a lâché l’Eglise.

C’est sur ce contentieux et ce passif déjà lourds que se greffe la crise de la pédocriminalité, sapant ce qu’il restait du statut social du « caractère sacré attaché à la personne du prêtre ».

3        Déconstruire le « système clérical »

Déconstruire non pour détruire, mais pour inventer une autre manière de faire l’Eglise et donner tout son sens au sacerdoce commun des baptisés.Le sacerdoce commun des baptisés est la participation de tous au sacerdoce du Christ, car tous reçoivent le même Esprit saint par la grâce du baptême et de la confirmation.

Augustin : « avec vous je suis chrétien, pour vous je suis évêque »

Vatican II a retrouvé cette sève trop enfouie…..

Si, depuis, de nombreux laïcs et très majoritairement des femmes ont pris des responsabilités dans leur diocèse, dans l’Eglise, visiblement ce mouvement n’est pas suffisant pour contrer le cléricalisme

Dans sa lettre au peuple de Dieu, le pape François dénonce lui même une forme de gouvernement qui maintient les laïcs en « marge des décisions ». Il s’agit alors, plus que de responsabilités individuelles, de prendre part à la gouvernance, de l’ouvrir à l’altérité, à la coopération en équipe. Quitter le monde de l’entre-soi…..c’est donner à l’Eglise sa chance d’être  déplacée – bousculée peut-être – par les différents regards qui vont l’ouvrir et la rendre plus en prise avec notre temps.

C’est s’écarter -enfin- d’un modèle de l’autorité pensé comme solitaire, comme celle de « l’homme fort » – dont tant de prédateurs ont usé – lié à un pouvoir d-indiscuté et unilatéral…..Il s’agit donc de retrouver une autorité plurielle. Car seule l’autorité plurielle et limitée fait signe vers l’unique autorité, pour les chrétiens, qu’est le Christ.

Quitter le cléricalisme…..c’est enfin tourner le dos à toute confusion – de celle qui justement favorise le sentiment de toute puissance, quand un clerc se prend à se vivre « père, frère, docteur, époux »…

4        Promouvoir la place des femmes

Pas de proclamation de l’Evangile sans Marie de Magdala, apôtre des apôtres, première d’entre eux car c’est elle qui reçoit, avant tout autre, l’annonce de la résurrection et est envoyée la dire. Pourtant la tradition, à partir de la personne de la Vierge Marie, a été constituée en référence, modèle et légitimation d’une féminité définie par l’effacement et le retrait silencieux. Donc vouée – comme naturellement – à la subordination, voire à l’assujettissement à l’autorité masculine…..Un « propre du féminin » s’est construit à partir de là, se proposant aux femmes comme idéal de vie, tout en les assignant au nom même de cette féminité à un statut de mineures, au plan symbolique autant que juridique.

Nous avons commencé à changer d’époque et nombreuses sont celles qui prennent pleinement part à la vie de l’Eglise….. Malgré de vraies avancées et des changements incontestables, l’articulation du masculin et du féminin reste une difficulté qui fait que trop de femmes demeurent assignées à des seules tâches d’intendance et de gestion…..Attaquer le cléricalisme ne sera pas sans les femmes, sans la réelle place des femmes dans toutes les responsabilités, afin que tous cherchent à mettre en pratique la parole du Christ, « moi je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc22,27)

5        Transformer la crise en mutation

Pour espérer sortir un jour de cette crise, elle doit venir l’heure où toute l’Eglise se décide à remanier ses moeurs en profondeur. La vivre à la manière dont le philosophe et théologien Michel de Certeau parle de « rupture instauratrice ».

« De part et d’autre, la foi apparaît comme une rupture sans cesse inspiratrice » écrit ce grand penseur. Celle-ci institue une nouvelle manière d’envisager de penser, fondée sur la disparition de Jésus dans l’événement qu’est son passage de la mort à la vie, « battement incessant de toute existence chrétienne ».Cet événement de rupture, perçu comme tel par les premières générations chrétiennes, a souvent perdu de son tranchant lorsqu’il a été enfermé dans un langage qui croit dire tout….

La rupture instauratrice en notre domaine, c’est bien donner un sens à ce qui s’est passé, ce qui se passe avec ces crimes et ces drames, avec la façon dont l’Eglise les a trop facilement occultés ou niés. Interpréter pour inaugurer enfin un temps nouveau, loin des certitudes fermées, au profit d’une quête toujours ouverte et hospitalière, d’une attention vive au débat et à la critique, une vigilance qui se fasse agissante en faveur des plus vulnérables.

6        Changer le style de l’Eglise

Il faut se défaire d’un rapport au monde distant, parfois encore hautain, au profit d’un style d’existence présent au siècle où nous sommes, partie prenante de son destin, au milieu et avec ce temps.

Le pape Paul VI déclarait dans popularum progressio « l’Eglise experte en humanité »…on aurait aimé qu’elle se déclare plutôt servante de l’humanité qu’experte. N’est-ce pas une des raisons profondes de notre douleur aujourd’hui, de notre exaspération aussi que sa position trop longtemps, trop souvent, de surplomb ? Celle de clercs et d’évêques sûrement , mais aussi de catholiques en général.

Les chrétiens suivent un messie crucifié, qui n’eut d’autre mission, d’autre passion que de témoigner à tous, spécialement ceux qui se croyaient loin – pécheurs, païens, pauvres, estropiés…- que le Dieu de l’alliance était pour chacun. Un vrai homme, Jésus le Nazaréen, qui n’eut d’autre ambition que d’être compagnon d’humanité, sans jamais accaparer, afin de rendre l’humain libre pour aller vers son avenir. Il faudrait alors tourner le dos à toute prétention d’expertise ou d’excellence de sainteté, de vérité et de morale.

Il importe de nous écarter d’un christianisme du code au profit d’un christianisme du « style « , comme le théorise Christophe Théobald…le « style » renvoie au type de relations que jésus vit. Théobald le synthétise par le terme d’ « hospitalité au quotidien »….le style de jésus est cette « manière d’habiter le monde » par l’hospitalité, l’absence de mensonge et la concordance avec lui même…..

Plaidons alors pour le style d’une présence chrétienne qui sache faire place à de nouveaux venus, à leur manière d’être au monde, qui soit à même de susciter leur créativité et leur cohérence, loin de toute prétention hautaine.

7        Renforcer le dialogue avec la société

La vraie déchristianisation n’est pas tant une chute de la pratique que la référence à une nouvelle anthropologie centrée sur le désir individuel. Olivier Roy montre que ceux qui font appel à une identité chrétienne et plus spécialement catholique d’ailleurs, alors qu’ils n’adhèrent pas aux valeurs chrétiennes de solidarité, de justice de droits des plus fragiles, accélèrent la déchristianisation. il s’agit donc bien de coopérer de toutes nos forces aux efforts de justice et de fraternité d’une société séculière, sans chercher à en récupérer la paternité, ni la regarder d’en haut….Olivier Roy rapporte cette conversation avec le père jésuite Paolo Dall’Oglio, disparu en Syrie depuis juillet 2013 : « on ne doit pas apparaître, lui disait-il quelques semaines avant son enlèvement, comme des législateurs, on doit apparaître comme des prophètes. »…..Rendre à César ce qui lui appartient, c’est se situer résolument comme des citoyens partageant les mêmes devoirs, la même volonté de vivre ensemble, tout en témoignant d’une autre dimension de la vie, en sa dignité et sa beauté. Et c’est bien cela, tragiquement, que les crimes liés à la pédocriminalité ont piétiné.

8        Faire la vérité pour retrouver la confiance

L’Eglise n’a de sens que parce qu’elle met toute son énergie à vivre ce qu’elle annonce, à partager ce qui fait battre toute son histoire…..Quand les scandales en nombre ont éclaté, dans les années 1985,1990,2000, trop souvent l’Eglise a nié l’ampleur des faits. Elle a cru à une attaque des médias. On peut aujourd’hui raisonnablement penser que ce temps-là est révolu et le pape François lui-même, avec nombre d’évêques, remercie les médias pour l’opiniâtreté et la rigueur des investigations.

Combattre les causes de la défiance…..c’est mener vers une Eglise plus sûre pour les jeunes. Une Eglise plus humble, moins cléricale et secrète, plus transparente, où les laïcs se verront pleinement reconnaître leur dignité de chrétiens baptisés. Il ne s’agit pas seulement de produire un remaniement de structure qu’avant tout un changement d’état d’esprit. A commencer par le souci, qui doit enfin devenir premier, des victimes.

9        Former les prêtres sur les questions affectives

En ce domaine si mouvant de toute existence, et où tout un pan échappe au conscient – et parfois à la volonté – il importe d’autant plus que les repères soient clairs, au séminaire comme durant le noviciat. Mais il est aussi nécessaire d’accompagner davantage les dix premières années faisant suite à l’ordination ou à la profession religieuse……Ce travail doit être fait de manière plurielle. Non seulement à travers les disciplines approchées, théologie, sciences humaines, droit, biologie…mais par la diversité des personnes qui enseignent, accompagnent, discernent : prêtres et religieux, hommes et femmes, laïcs…

Sur ce sujet il faut enfin dire que la question du célibat doit être à nouveau revisitée…en tant que discipline ecclésiastique. Il n’y a pas lieu ici de se prononcer sur la question du mariage des prêtres, et j’ai dit ailleurs que lier mariage des prêtres et pédocriminalité donnait une piètre image du rôle de la femme. Il n’empêche…Nous savons qu’une grande majorité des enfants agressés sont des garçons. Est-ce avant tout un opportunisme car les prêtres seraient plus facilement dans des relations avec eux ? Peut-être. Mais il se peut aussi que cette voie du célibat ecclésiastique obligé attire parfois des hommes avec des fragilités affectives profondes qui risquent de s’avérer dangereuses.

10      Combattre les phénomènes d’emprise

« Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » Dans une compréhension tronquée des textes évangéliques, la figure du Christ se transforme en un modèle très puissant  disant croire à un Dieu omnipotent. Le christianisme devient alors un moule et non plus une voie, non plus une matrice qui dilate et qui s’ouvre. Un moule dans lequel il convient de se couler, coûte que coûte, y compris ma liberté, mon esprit critique , ma conscience….

Dans la vie religieuse et plus largement dans la vie chrétienne, l’obéissance est profondément un chemin de liberté et de croissance. …

Des épisodes et des situations de manipulation de la liberté et de la dignité n’ont pas manqué ces dernières années, en particulier dans les instituts fondés récemment. Non seulement on réduisait les personnes à une dépendance totale qui mortifiait la dignité et même les droits fondamentaux ; mais on les induisait même, avec diverses tromperies et sous le prétexte de fidélité aux projets de Dieu par l’intermédiaire du charisme, à une soumission qui faisait appel aussi à la sphère de la morale et même à l’intimité sexuelle….

Notons enfin que toute une vulgate sur le « lâcher-prise » – qui enrichir auteurs et éditeurs ! – doit être interrogée. Bien entendu nous comprenons la pertinence du « lâcher-prise » comme une attitude d’ouverture intérieure à soi et aux autres, comme un pas de côté par rapport à un volontarisme forcené et destructeur, pour desserrer donc la « prise » et consentir au temps et aux limites….Mais il y a une coupable instrumentalisation de ce « lâcher-prise…. menant à la dé-responsabilisation, à la négation de l’identité propre – signifiée alors comme mauvaise. Plutôt que de « lâcher-prise », la vie chrétienne doit être du côté d’un travail de vérité, pouvoir devenir suffisamment vrai devant les autres, être soi-même, sans jouer un personnage, sans être dans une représentation et en s’estimant. Il ne s’agit en aucune manière de démissionner de sa liberté et pour les croyants, croire c’est en fin de compte se risquer à vivre comme si Dieu nous avait abandonnés. En toute responsabilité et engagement singulier. Nous sommes « les poètes de notre existence ».

11      Revoir l’exercice du pouvoir au sein de l’Eglise

Hannah Arendt : « le pouvoir correspond à l’aptitude à agir de façon concertée ».

La première chose qui frappe est que trop souvent dans l’Eglise, les responsables sont juges et parties….

Il s’imposerait que les investigations canoniques s’exercent indépendamment des évêques impliqués et que les procès soient jugés devant des tribunaux ecclésiastiques  également indépendants des évêques concernés.

La crise qui atteint l’institution et sape la confiance impose que non seulement le pouvoir ne s’exerce pas de façon solitaire…mais aussi qu’il ne reste pas ainsi dans l’entre-soi….

Cette mutation obligée de l’Eglise rejoint là encore sa signification profonde, celle d’une Eglise synodale : « l’Eglise n’est rien d’autre que le Peuple de Dieu qui chemine ensemble sur les entiers de l’histoire à la rencontre du Christ  Seigneur » expliquait le pape François à l’occasion du cinquantième anniversaire de la création du Synode des évêques. Conseils pastoraux de paroisse, équipes d’animation pastorale, conseils de l’évêque permettent à tous et à chacun e co-construire l’Eglise….

Un autre rapport au pouvoir c’est enfin la limite du pouvoir. Et donc la coopération pleine et entière avec les autorités civiles, avec la justice de notre pays, avec des tiers qui auraient un véritable droit de regard sur nos moeurs en la matière.

12      Mettre en actes la « tolérance zéro »

Ce douzième et dernier travail manifeste bien l’exigence de les mener tous de front, en même temps. La tolérance zéro récapitule les onze obligations précédentes car, si elles ne sont pas menées à bien, ce propos restera lettre morte.

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