APPEL POUR l’UKRAINE. ESPRIT 26 Février 2002. Nous relayons

Réuni en urgence le vendredi 25 février, après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le comité de rédaction de la revue Esprit appelle à soutenir l’Ukraine et les Ukrainiens dans leur combat pour la liberté et la souveraineté. Rédigé à l’issue de cette réunion, ce texte a été approuvé à l’unanimité des membres du comité. Pour une Ukraine libre ! Kiev est bombardée, sa population est appelée à prendre les armes, les familles dorment dans le métro pour se protéger des tirs de missiles : la guerre est de retour au cœur de l’Europe. Une guerre menée par l’armée de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, mais dont on aurait tort de croire qu’elle ne vise que celle-ci. Soldats et mercenaires russes attaquent les Ukrainiens du sud du Belarus et du territoire occupé de Transnistrie en Moldavie. Les précédents de la Géorgie et de la Crimée, mais également le fait que la Russie occupe actuellement des positions militaires et stratégiques au Mali, en Bosnie-Herzégovine ou en Syrie, nous rappellent que Poutine se place sur un terrain de confrontation beaucoup plus large. C’est au monde démocratique, et à l’Europe démocratique en particulier, qu’il s’attaque.Trop souvent, la lecture de ces événements a été cantonnée à sa dimension géopolitique, la scène internationale vue comme un plateau d’échecs. Commentateurs et personnalités politiques reprenaient à leur compte le discours d’une Russie soi-disant humiliée, légitimement inquiète d’une prétendue menace que ferait peser contre elle les États-Unis et l’OTAN. Sans jamais que ne soit évoquée, encore moins interrogée, la nature du régime russe. Comme si les grandes puissances jouaient chacune leur partition stratégique, également compréhensible ou défendable. Comme si les peuples et leur aspiration à la liberté n’existaient pas. Comme si les crimes de guerre ne changeaient pas fondamentalement la nature du dialogue et des accords qu’il est possible de conclure avec de tels pouvoirs. Le fait que le régime poutinien bafoue les droits humains dans et hors de ses frontières depuis plus de deux décennies est écarté comme s’il s’agissait d’une question de sensiblerie ou de morale, et non d’une réalité politique essentielle pour orienter nos jugements et ajuster nos décisions.La guerre de destruction que subissent aujourd’hui les Ukrainiens est inséparable du durcissement continu du régime de Poutine, et de la spirale répressive qui s’est abattue ces dernières années sur la société russe, culminant récemment – après les assassinats de la journaliste Anna Politkovskaïa et de l’opposant Boris Nemtsov – dans la tentative d’empoisonnement et l’arrestation de l’opposant Alexei Navalny, le harcèlement de la presse et des dernières organisations indépendantes qualifiées « d’agents de l’étranger », la dissolution en décembre 2021 de l’association Memorial. De même, la pratique du mensonge politique et de la subversion sont devenus sans limite. Dénoncer un « génocide » dans le Donbass ou qualifier les dirigeants ukrainiens de nazis contribue aujourd’hui à pervertir toute référence historique et juridique rationnelle. Les développements dramatiques de ces derniers jours s’inscrivent dans un temps déjà long, marqué par le recul du droit international face à l’usage de la force brute. Les guerres en ex-Yougoslavie, en Tchétchénie et en Syrie en ont été d’importants jalons. Les États-Unis ont dévoyé leur ascendant militaire dans la « guerre contre la Terreur » puis se sont retirés des zones de conflits.  L’Union européenne n’a pas réussi à faire rayonner sa « puissance normative ». En Syrie, alors que les États-Unis et le Royaume-Uni renonçaient à intervenir, Poutine assuma au contraire le déploiement d’une force militaire, et choisit les bombardements systématiques contre les civils comme tactique de guerre. La suite des événements lui a permis d’asseoir Bachar el-Assad pour longtemps au pouvoir. On ne peut, avec le recul, que déplorer le manque de lucidité de nos gouvernements sur la gravité du danger qu’il représentait déjà. Depuis 20 ans, Poutine gagne « ses » guerres devant l’inertie des démocraties occidentales.La grammaire de la force est revenue au cœur des relations internationales. Une période très sombre s’ouvre et risque de durer. Nous ne pouvons feindre la surprise, car cela fait vingt ans que de nouveaux dirigeants autoritaires accèdent au pouvoir dans différentes régions du monde et que, sous couvert de « réalisme » ou de « pragmatisme », nous les laissons gagner en influence. Mais cette montée de l’autoritarisme se joue aussi à l’intérieur des démocraties. Rappelons qu’actuellement, aux États-Unis, la position de Joe Biden et Anthony Blinken est en réalité fragile, contestée par un Parti républicain désormais acquis au nationalisme de Donald Trump, hostile au droit international et aux alliances militaires, qui reprend à son compte la rhétorique d’un Occident libéral devenu décadent.Dans un tel contexte, les démocraties ne peuvent plus se permettre l’impuissance. L’agression de l’Ukraine met en particulier l’Europe au défi de redéfinir ce qui fait sa force, et qui ne saurait se réduire à sa capacité à produire des normes. Il lui faut se penser à la fois comme démocratie et comme puissance, se définir comme volonté politique et pas seulement comme entité géostratégique. La notion de frontière revêt, dans ce contexte, une importance particulière : il faut défendre les frontières de l’Europe, non comme les murs d’une forteresse, mais comme les contours et le creuset d’une véritable citoyenneté démocratique. Le politique n’est pas la propriété exclusive des États et des gouvernements. Aujourd’hui, le peuple ukrainien prend les armes pour sa liberté. Les sociétés civiles existent, traversées d’aspirations multiples, y compris à la liberté, la dignité et la sécurité.Parce que cette conviction a toujours nourri les engagements de la revue Esprit, nous affirmons aujourd’hui notre soutien aux sociétés civiles ukrainienne, mais également russe et bélarusse, face à l’agression et à la répression dont elles sont victimes. Nous appelons à ce que soit déployée au plus vite une organisation d’accueil et de protection des opposants, dont beaucoup sont très explicitement menacés, et des réfugiés que le conflit force à fuir leur pays. Nous appelons aussi, au-delà de la nécessaire politique de sanctions à l’égard de la Russie, à reconnaître officiellement l’Ukraine comme un État candidat à l’Union européenne. Non pas pour négocier sa future adhésion sous les bombes mais pour affirmer la liberté souveraine d’un peuple à choisir ses alliances et témoigner que nous entendons l’aspiration démocratique de la société ukrainienne. À sa mesure, Esprit se mobilisera pour relayer les voix de celles et ceux qui luttent actuellement pour leur liberté et leurs droits, qui sont aussi les nôtres.Esprit

credit photo latribune.fr

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