Où atterrir ? Comment s’orienter en politique de Bruno Latour


Fiche de lecture rédigée par Patrice Obert 29 juin 2020

Où atterrir ? Comment s’orienter en politique
De Bruno Latour
Edition La découverte -2019

« Bruno Latour est l’un des penseurs les plus écoutés, en France et à l’étranger, sur la question de la transition écologique ». Ainsi est-il présenté dans le N°du 7 février 2020 de Lacroixl’hebdo.


Le livre se compose de 20 chapitres qui se succèdent sans titre.
Le livre commence par un récit de politique-fiction (la page 9 est expliquée page 28) : la globalisation, l’explosion des inégalités et la négation systématique de la mutation climatique doivent être associées dans l’explication suivante : les élites seraient arrivées à la conclusion qu’il n’y avait plus assez de place sur terre pour tout le monde et aurait décidé de faire sécession. Témoin significatif de cette décision, le retrait par D Trump des Etats-Unis de l’accord de Paris. Ainsi « il n’y a plus d’idéal d’un monde partagé par ce qu’on appelait jusque-là l’Occident » (p 28).


B Latour tire de cette négation d’un Nouveau Régime Climatique une conséquence majeure : la notion de sol est en train de changer. Les migrations illustrent ce phénomène. Mais, (p 17 et s) d’une façon qui renvoie les anciens empires coloniaux à leur histoire : nous sommes TOUS en perte de notre sol car le Nouveau Régime Climatique balaie les frontières. L’enjeu posé par le livre est libellé p 22 et repris page 117 : Nous devons « réussir deux mouvements complémentaires que l’épreuve de la modernisation avait rendus contradictoires : s’attacher à un sol d’une part, se mondialiser de l’autre ».


B Latour part ensuite dans un long exposé en s’appuyant sur des graphiques afin de démontrer que les mots « globalisation », local », « sens de l’histoire » nous ont trompés. Disons plus simplement que l’Occident, en se fondant sur la vision de Galilée ( il parle p 87 des objets galiléens) a construit une vision du monde abstraite ( basée sur les mathématiques, la raison, une vision de Sirius de la Terre) et a réussi à l’imposer à la planète, laissant penser que seuls les modernes allaient dans le sens du progrès, de l’émancipation, tandis que ceux qui s’y opposaient étaient des archaïques. Le local est ainsi devenu ringard, la globalisation une fin en soi, alors même que, poussée dans ses extrêmes, elle aboutit à une impasse écologique pour l’humanité. C’est cette équation trompeuse, cet axe du temps présenté comme une évidence que le NouveauRrégime Climatique vient bousculer.
Dans le chapitre 16, il rappelle que le système de production repérait le facteur travail, le facteur capital et externalisait complètement ce qu’on nomme aujourd’hui les ressources naturelles, considérées comme infinies et gratuites, donc exploitables à satiété. Autant d’éléments déjà bien connus. C’est selon moi à partir de la page 100 que le livre décolle.
D’abord en résumant le conflit actuel (p 100 ) entre ceux qui continuent à nier que le système-Terre réagit à l’action humaine et ceux qui prennent conscience des chaînes de causalité. Il ne s’agit pas de nier l’intérêt de la science et de l’esprit de découverte (p 104) mais de changer d’état d’esprit (« Innover en brisant toutes les limites et tous les codes, ce n’est pas comme innover en profitant de ces limites »). Il faut donc cesser de produire des biens pour les humains (p 106) (à ce propos, B Latour semble ignorer – p 79- vers quel monde ce progrès allait nous mener. En fait, cette avancée incessante repose sur l’idée que l’abondance des biens matériels apporterait le bonheur). Il faut au contraire « engendrer des terrestres -tous les terrestres et pas seulement des humains ».


Nous ressentons cette nouvelle « puissance » (p108) qui remet en cause notre vision, qui s’impose aux chefs d’Etat du monde et qui refigure la place de l’humain. Dit avec mes mots, nous passons d’un monde où la référence est ce que nous consommons et l’argent qui nous sert à acheter, à un monde où l’essentiel est de cohabiter entre Terrestres en ayant conscience de toutes les inter-actions qui existent dans le vivant. « Nous sommes des terrestres au milieu d’autres terrestres » (p 111).
B Latour synthétise sa pensée p 115 en situant un « conflit entre les humains modernes qui se croient seuls dans l’Holocène en fuite vers le global ou en exode vers le local ET les terrestres qui se savent dans l’Anthropocène et qui cherchent à cohabiter avec d’autres terrestres sous l’autorité d’une puissance sans institution politique encore assurée »

B Latour en revient alors (p 117) à la question qu’il posait p 22. Le Nouveau Régime Climatique nous oblige à être du sol (en fait, on appartient au sol, il n’appartient à personne) ET à hériter du Globe. Autrement dit (p 118) « Le sol permet de s’attacher ; le monde de se détacher. L’attachement permet de sortir de l’illusion d’un Grand Dehors ; le détachement permet de sortir de l’illusion des frontières ». C’est ainsi que la question politique se reformule (P 114) : « il n’y a que des terrains de vie avec ou contre d’autres terrestres qui ont les mêmes enjeux ». D’où la première nécessité qui est de décrire (p 119). Nous sommes actuellement incapables de définir de quoi, de qui nous dépendons. Le système nous semble avancer tout seul. Nous sommes sans prise. Ce qui explique, selon B Latour, le déficit de représentation (p 120). Comment faire dans ces conditions pour réintroduire la politique ? « Pour cela, il faut accepter de définir les terrains de vie comme ce dont un terrestre dépend pour sa survie et en se demandant quels sont les autres terrestres qui se trouvent dans sa dépendance » (p120- souligné par l’auteur).

On comprend mieux pourquoi l’auteur fait allusion aux cahiers de doléances de la Révolution Française et pourquoi il a proposé à l’occasion du confinement un « outil d’aide à l’auto-description » en 6 questions, qu’il n’évoque d’ailleurs pas dans ce livre. Cf en annexe.

Bruno Latour finit son ouvrage (chapitre 20) de façon doublement inattendue. D’abord en partant du principe qu’il lui revient de se présenter, puisqu’il appelle à des tâches d’inventaire. Ensuite parce que cette présentation débouche sur un éloge extraordinaire de l’Europe qui commence par ces mots « Moi, c’est en Europe que je veux me poser ». Suivent 9 pages que je recommande à tous de lire avec attention et émotion.
Commentaire : La démarche de Bruno Latour est déroutante et parfois un peu compliquée. Les Poissons Roses ont, dans leur Manifeste A CONTRE COURANT, paru en 2016, et dans leur opus « Pour une Renaissance de l’Europe » fait le diagnostic que nous marchons encore actuellement dans les plis de la pensée née au 17ème siècle qui avait eu l’intuition que « la Nature est écrite en langage mathématique » ( Galilée). Cette pensée s’est déployée sur 4 siècles et, si elle a apporté de grands progrès, elle aboutit aujourd’hui à des impasses : écologique, financière, individualiste. Nous avons parlé de « la fin de la parenthèse de la modernité occidentale ». En ce sens, le livre de B Latour nous conforte dans notre analyse. Là où il nous apporte beaucoup, c’est dans son diagnostic sur les ratés de la démocratie et sur les éléments de solution qu’il propose :
Parler des terrestres et non plus des humains
Articuler le sol et le globe
Identifier l’organisation politique qui va nous permettre d’effectuer notre transition écologique
Une méthode, afin de déterminer les choix individuels et collectifs qu’il va falloir faire pour pouvoir vivre dans un système nouveau, prospère mais plus restreint : à quoi je tiens, de qui je dépends, quelle doit être ma consommation, mon énergie disponible… Afin que chacun puisse dire «  Maintenant je sais où je suis », de la façon dont il se définit lui-même quand il écrit «  c’est en Europe que je veux me poser »

On voit que la méthode proposée est celle des petits-pas, alorsque les menaces ( le repli identitaire sur le « local », ou la fuite en avant transhumaniste vers le « global ») sont nombreuses. Mais le chemin qu’il envisage signifie qu’on ne peut plus raisonner comme avant.
Enfin, je note que B Latour se définit comme un catholique pratiquant. Dans l’article cité de La croixL’hebdo, il invite le christianisme à se diriger « vers le bas » et à reprendre l’interrogation sur la signification de l’incarnation.

Annexe
Un outil pour aider au discernement*
Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant. Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description1. Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privées par la crise actuelle et qui vous donne la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :
Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ? (Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celle d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)

  • Proposé dans un article paru dans AOC Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise

1 L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir? Comment s’orienter en politique. Paris: La Découverte, 2017 et développé depuis par un groupe d’artistes et de chercheurs.

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