Une colère française – ce qui a rendu possible les gilets jaunes- de Denis Maillard Ed. de l’Observatoire, 2019
Le sous-titre, comme souvent, donne la clé du livre. Denis Maillard s’intéresse à ce qui a rendu possible la crise des Gilets Jaunes. « C’est parce que les corps intermédiaires n’étaient déjà plus ce qu’ils disaient être que cette mobilisation représente bel et bien le moment d’une bascule » (p 17). Une nouvelle société est apparue qui se caractérise par une transformation des relations sociales et des relations entre les individus eux-mêmes (p 18 et 32). Finalement, D Maillard s’intéresse à : en quoi les Gilets jaunes sont les révélateurs que nous sommes passés d’une société de consommation à une « société de marché ». (voir leur définition p 90)
Cette société de marché se définit selon lui ainsi : «une société fluide où chaque individu serait assuré de disposer des mêmes chances de « conduire » sa vie comme il l’entend pour tenir sa place dans une compétition sociale acceptée comme telle … une société de l’individu et de l’autonomie » (23)
Dans cette société, qui s’appuie sur internet, on se passe des corps intermédiaires et on s’adresse directement au président, on se débrouille par soi-même ou on passe par l’action directe, via les réseaux sociaux. Finalement, « les Gilets jaunes partagent (p44) l’inconscient politique d’E Macron, mais ils en représentent une sorte de jusqu’au-boutisme populaire ». D Maillard cite Gilles Clavreul pour qui (p 18) « dès son élection, la doublure du costume du nouveau Président était déjà un gilet jaune ».
Leur triptyque : dignité, égalité, consommation (p51). Si l’égalité subsiste, « elle a changé de signe : de sociale et protectrice, elle est devenue libérale et émancipatrice » (p53). Les GJ ne veulent pas renverser la table mais s’y assoir (p54). Ils privilégient, non pas le serment du Jeu de paume de 1789, mais la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges. Ainsi, les cheminots, héros des grèves de 1995, sont devenus 20 ans plus tard des privilégiés avec statut, retraite et facilités de transport, ce qui explique la facilité ( relative) avec laquelle la réforme ferroviaire est passée (p47).
Denis Maillard a le sens de la formule. Ainsi, de « société de marché », ainsi de « de l’égalité sociale à l’égalité libérale », ainsi encore « d’un monde de tuteur à un monde de tutos ». De nouveaux intermédiaires sont apparus mais ils soutiennent l’individu dans sa quête d’autonomie (p64). « Ils recomposent les relations sociales autour de la seule personne privée, différence essentielle d’avec le monde d’avant, avec les syndicats qui avaient pour objet le collectif ». Il ne s’agit plus de « conquérir des droits » mais de les utiliser ou de les faire respecter dans une démarche individuelle et juridique (p67). Cette transformation touche aussi l’Etat à qui on demande protection et libération. L’Etat doit donner le cadre et assurer les droits, mais on ne supporte plus son intervention.
Du coup, la représentation mue. A l’incarnation royale s’est substituée la représentation-délégation, laquelle est entrée en crise au profit de la « figuration (p73). Ce qui explique ces personnalités qui surgissent parmi les Gilets Jaunes, figures qui ne revendiquent aucun leadership.
Dans ces conditions, le conflit se reconfigure (p76 et s). Il s’agit de se débrouiller seul, de rester soi-même, de se délier (être capable de clore ses adhésions, de divorcer), de faire corps (à défaut d’avoir un corps intermédiaire). Si le collectif persiste, c’est sous forme de l’émotion (p82), « on ne donne plus sa voix, on donne de la voix » (p 82). Paradoxe d’une école qui, en portant au niveau du bac les nouvelles générations, leur a donné les capacités de s’exprimer, même si, au-delà du conflit évité, surgit vite la colère, « une fièvre impossible à négocier » (p103).
Le passage sur les ronds-points est tout à fait intéressant (p 87 et s). Le rond-point « matérialise en effet l’autonomie, la fluidité et l’évitement du conflit social ».
On notera le passage intéressant sur la responsabilité de la deuxième gauche (p 37), avec un remplacement de la question sociale par la question sociétale et l’épuisement de la social-démocratie, celle ayant fini par être ( p 42) « l’idéologie naturelle de tout bourgeois salarié ».
D Maillard résume à sa façon les raisons de cet émiettement du monde d’avant :
- L’épuisement du conflit social
- L’évitement du conflit grâce aux nouveaux intermédiaires
- L’autonomisation des catégories populaires ( ce qu’il appelle le back-office cf la page 92) qui prennent la parole directement
On pourrait discuter certaines notions :
Ainsi, que signifie « société de marché » si elle renvoie à une société d’individus autonomes dont la caractéristique est justement de refuser de faire société ? Je l’écrirais davantage « l’a-société de marché ».
Ainsi de la place donnée en fin d’ouvrage à la question du fait syndical. Certes, il est intéressant de poser la problématique de la CFDT (p 109), devenue 1ére centrale syndicale française et réfutée, tant par le président de la République que par les GJ. Mais l’interrogation finale sur le devenir du syndicalisme réduit la portée de l’analyse, renvoyant aux intérêts personnels de l’auteur.
On notera aussi quelques absences dans l’analyse :
Ainsi, de l’absence de mention de l’expertise dans un monde complexe. Quelle place donner aux élites ? Quelles élites ?
Ainsi, de l’absence de la question écologique, au cœur des contradictions des GJ. Mais peut-être parce que cette contradiction est celle de la société elle-même, toujours obnubilée par la consommation et incapable d’affronter les exigences de la transition énergétique.
Ainsi, de l’impact international. D Maillard souligne que ce mouvement est né en France dans une contestation du rôle de l’Etat, ceci expliquant cela.
Une colère française reste un livre très intéressant et juste sur l’avènement de cette société qui nous est révélée par la crise – non finie – ouverte par les Gilets Jaunes, une société atone et liquide traversée de crises de violence.
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