Interview de Jean-François Bouthors dans le cadre du rapport La crise écologique, une chance pour la démocratie

Participants :  P Obert, M Simonnet, P Dunoyer, B Deslandes, R Baillet

Ce qu’il faut entendre par Démocratie

Pour introduire son propos, JFB précise ce qu’il entend par Démocratie. C’est-à-dire une technique de survie qui apparaît quand s’effondrent les régimes face à la disparition d’un ordre ou de puissances extérieures, face à la sortie de cette hétéronomie. Exemples nombreux dans l’histoire : JFB prend celui d’Athènes. Solon, dit-il, ne trouve qu’une solution : partager entre citoyens le poids des responsabilités, discuter de l’avenir ensemble. La loi s’impose parce qu’elle est imposée par tous. Deux éléments essentiels dans cette « poussée » pour acquérir une forme de maîtrise de l’existence :

  1. La représentation de tout ce qui excède normalement la politique de façon à ce que la communauté partage une expérience commune. A Athènes les plus riches permettent à toute la communauté y compris ceux qui ne sont pas des citoyens libres (les femmes, métèques, esclaves …) d’assister aux représentations des tragédies. Par comparaison la façon dont on traite la culture à l’occasion de la pandémie du coronavirus, uniquement sous l’angle économique comme un produit, pose question.
  2. Le contrôle de la parole et la prévention de son usage abusif par les démagogues et les sophistes. La démocratie ne survit que s’il y a des règles. Nous en manquons aujourd’hui pour  traiter les phénomènes tels que les « fake news ». La confiance dans la parole et la délibération sont des éléments essentiels dans le cadre de la transition écologique dont l’objectif est  la survie de l’humanité, quand un monde s’effondre. Sinon s’imposent des logiques de force et de puissance ou des extrémismes religieux.

La technique, une forme d’affranchissement

Une autre forme de recherche de la survie marque l’histoire  de l’humanité depuis son origine : c’est la recherche de solutions pratiques, la technique et son progrès ainsi que la confiance qui peut être mise dans le développement des techniques : de la captation du feu  ou des techniques d’accumulation d’argent (la chrématistique –contre laquelle Aristote mettait déjà en garde, parce qu’il pressentait qu’elles ne pourraient être maitrisées et n’auraient pas de limite) jusqu’à l’aboutissement du capitalisme contemporain. Le problème est que la logique de croissance économique telle qu’elle s’est imposée porte préjudice à la « maison commune » ( oïkos  =  maison en grec à la racine du mot éco -logie )

La non maîtrise de l’avenir dans le devenir écologique

JFB fait remarquer que le progrès technique qui a connu un élan à la Renaissance s’est considérablement développé au XIXème siècle au point que l’homme a pensé dominer le futur (Auguste Comte). Mais il apparaît désormais que le progrès pose des problèmes insolubles, que la technique est dans l’impasse ( ex : la découverte des inconvénients dûs aux bio-carburants, le constat selon l’analyse de Jancovici que l’énergie produite par les éoliennes exige une dépense au moins équivalente d’énergie, le prolongement d’une vie dénuée de sens à l’extrême vieillesse…). C’est à proprement parler cela l’effondrement qui pose la question de la limite de notre savoir. Le futur, au sens de la projection des données du présent, se dérobe. Le coronavirus par exemple nous a placés dans une extrême incertitude. Il nous faut supporter ensemble cette incertitude que nous ne parvenons pas à penser. On pourra  expérimenter des solutions techniques pour vivre dans cet inconnu. La question est de reproduire du sens, de réformer : plutôt que mettre l’humanité dans une situation de stress (comme le fait un mouvement tel que Extinction Rébellion) imaginer des formes de croissance supportables par la planète/ l’humanité et des solutions qui ne soient pas seulement techniques.

Quelle traduction pour la démocratie ?

Imaginer des solutions démocratiques pour la transition écologique exige tout à la fois de sortir d’une politique managériale de gestion, technicienne et technocratique et d’éviter les utopies des extrêmes qui ne survivront pas. L’exercice politique est le miroir de la société. Il devrait pouvoir faire appel à l’expérience, aux solidarités émotionnelles, aux « liturgies[1] » qui fondent la communauté et l’expérience de vie commune. Selon JFB il devrait aussi permettre l’adaptation, la réappropriation des espaces. Dès lors la politique devient un lieu où on assume ensemble aussi bien  les solutions que les restrictions et la capacité à partager l’incertitude.

Ce changement important pose le problème, comme on le constate dans nos sociétés, de la confiance dans la parole politique. Or cette méfiance tant vis-à-vis des experts que des politiques ou des médias est au cœur de la crise des démocraties contemporaines.

Quelles pistes pour réhabiliter la démocratie, en particulier s’agissant de la transition énergétique?

Il ne s’agit pas d’imaginer une solution magique et d’ériger  en principe que la nature est bonne par elle-même pour justifier une écologie vertueuse. C’est un champ de forces, la nature est elle-même déséquilibrée.  Il n’appartient pas aux philosophes, aux journalistes, aux experts de se mettre à la place des politiques. Dans cet esprit, JFB dégage les pistes et réflexions suivantes.

  1. Encourager la formation des citoyens comme n’a cessé de le répéter Castoriadis. La formation et la mise à disposition d’outils  permettant d’appréhender le monde sinon de le sinon de le penser,

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[1] Le mot « liturgie » signifie « action commune ». A Athènes, la tragédie était une « liturgie », à laquelle tout le peuple (non seulement les citoyens, mais les femmes, les esclaves et les métèques) était convoqué. La tragédie était le moyen d’offrir au peuple une expérience commune qui le constituait symboliquement, autrement que les événements politiques, les guerres ou les catastrophes

est la clé pour comprendre les enjeux et la clé de la réhabilitation de la démocratie. Or les appareils éducatifs (l’école, l’université, les idéologies et les religions et leurs écoles de militants engagés – partis politiques, christianisme par exemple…., les médias) se sont, du point de vue de JFB, en partie effondrés. Il regrette ainsi que l’éducation ne vise principalement qu’à former des personnes « solvables » sur le marché de l’emploi. Ainsi les instituteurs [1](ceux qui avaient pour fonction d’« instituer » les futurs citoyens)  sont devenus des professeurs des écoles dont l’enseignement se limite à l’acquisition de techniques. Or ce qui importe c’est de transmettre aux générations futures de quoi affronter l’avenir, leur donner accès à des représentations communes fondamentales (et des valeurs de civilisation ?). Il dit que collectivement notre société n’a pas suffisamment assumé l’exigence et l’ambition de former non pas seulement des utilisateurs de techniques et des consommateurs de produits de la machine mais des hommes responsables, capables, par exemple, de prendre du recul par rapport à la manipulation des émotions ou à ce qui est présenté comme  impératif  technique ou institué comme conduite morale.

  • Donner sa place à la délibération et à la démocratie participative et/ou à la refondation du contrat social.

 La politique traditionnelle (et la démocratie représentative) a du mal à traiter la transition écologique. Et l’évolution après la crise des gilets jaunes montre qu’est contestée la règle sur laquelle se base le consensus démocratique dans notre pays. La légitimité de  l’élection du Président de la République est désormais régulièrement contestée par une partie importante du corps électoral. La question se pose donc de  savoir comment faire adhérer les gens à une solution commune. A Athènes les citoyens participaient aux jugements qui étaient rendus. La question pour notre temps est de trouver des espaces où les citoyens peuvent se faire confiance et apprendre en participant. La démocratie directe ne peut fonctionner dans des collectivités trop grandes et la prise de décision dans les Etats modernes ne s’accommode pas de temporalités  trop longues.

 Peut-être faudra-t-il aller en France jusqu’à une refondation constitutionnelle pour se remettre d’accord ensemble ?

L’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat est une tentative intéressante car elle évite l’écueil, dans une certaine mesure de l’arrière pensée de la conquête du pouvoir pour délibérer et aboutir au consensus.

Le vote obligatoire est une voie complémentaire qui permettrait d’associer et d’impliquer plus largement les citoyens. JFB pense d’ailleurs que l’adhésion à un syndicat et le vote lors des élections syndicales devraient être obligatoires dans les entreprises  afin de donner une meilleure légitimité aux syndicats pour discuter avec les dirigeants de l’avenir de l’entreprise. De même que l’institution de la codétermination (la participation d’une part significative de salariés dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises au niveau d’un tiers ou de la moitié du CA ou du CS)

La délibération au niveau des territoires est tout aussi essentielle. A une remarque faite sur la capacité des allemands à discuter en interne, soit dans les landers soit dans les entreprises, ce qui renforce la cohésion et la solidité de la société, JFB complète en indiquant qu’effectivement  les pays qui n’ont pas connu de délibération pendant l’ère communiste sont plus fragiles. Ainsi de l’ex- Allemagne de l’Est qui voit surgir plus significativement les partis néo-nazis et des régimes dits « illibéraux » en Europe Centrale.

Dans la transition écologique la question du temps est essentielle pour dégager des options et des solutions communes

Il est nécessaire en effet de tenir compte des différents étages territoriaux. Mais comment peut-on envisager de ne pas avoir de gouvernance mondiale pour des questions qui se posent à l’échelle de la planète ? Le problème c’est que, pour cette gouvernance, le modèle européen est exécré. Pour plusieurs régimes autoritaires la démocratie et le libéralisme politique sont insupportables (par exemple pour la Russie qui est à l’origine d’opérations massives de déstabilisation).

La crise du coronavirus est intéressante de ce point de vue. Car elle montre ce qui se passe quand tous les Etats sont en danger et peuvent tous tomber. Le risque est la fuite en avant dans des aventures extérieures. L’avis de JFB est que la Chine est plus fragile qu’on ne l’estime, potentiellement en voie d’éclatement, ce qui explique le durcissement de la politique chinoise et l’entreprise de « décervelage » de la population menée par Xi Jinping.

Notre génération ne verra peut-être pas la résurgence d’une démocratie apaisée. L’important est de donner à la génération suivante les moyens de vivre. Moïse n’est pas entré dans la Terre Promise. C’est la génération suivante qui y a accédé. Il faut le penser comme cela.

Le 22 juin 2020


2 La fonction d’instituteur est créée en 1792 par la Convention

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